Nicolas Ollivier : Les difficultés de recrutement ne démontrent-elles pas une activité industrielle soutenue ?
Yannick Feillens : Certaines compétences étaient en tension bien avant la COVID. Le rebond industriel actuel accroit cette tension. Les soudeurs sont en tension depuis longtemps. Et mes clients ont des difficultés à recruter de nombreux métiers : couturiers, chaudronniers, etc. Cette situation amène plusieurs réflexions.
Je vais vous choquer, mais le meilleur recrutement est celui que l’on n’a pas à faire. Surtout quand certains métiers mettent des mois voire des années à être maîtrisés. Il y a de vrais sujets autour de la qualité du management et de la rétention des équipes. Le sujet est vaste et il y a une véritable transformation à réaliser.
Ensuite, il y a une notion de frugalité qui me tient à cœur. Si vous faites faire des choses inutiles ou inefficaces à des compétences rares, vous créez artificiellement deux problèmes : le premier c’est que vous augmentez inutilement votre besoin sur cette compétence rare. Le deuxième c’est qu’en leur faisant faire des tâches à faible intérêt vous contribuez à un désintérêt pour le poste et vous aggravez votre enjeu de rétention.
NO : Quelles pistes identifiez-vous ?
YF : Plus que jamais le lean et la chasse à la non-valeur ajoutée sont d’actualité. Et cela est vrai sur toutes les fonctions. Nous parlions tout à l’heure de la fonction supply-chain. Si vous faites faire des clics ou des manipulations manuelles que vous pourriez dématérialiser à des techniciens supply-chain, c’est comme si vous faisiez faire des pas inutiles que vous pourriez supprimer à une couturière ou à un chaudronnier.
NO : Mais n’y a-t-il pas un risque de démotivation par perte de variété dans l’emploi ?
YF : Bien au contraire. D’abord, je ne crois pas que les collaborateurs auxquels vous faites faire des choses inutiles soient satisfaits de leur situation. Il y a, dans les ateliers, une satisfaction du geste bien fait et je constate que les gens dont on améliore les postes sont globalement satisfaits.
Bien entendu, les améliorations de performance doivent se faire avec les opérateurs. Vous allez les impliquer dans le diagnostic, les évolutions, les tests, les améliorations à apporter au poste. Cette implication des opérateurs et techniciens est essentielle. Dans les PME et ETI, les collaborateurs comprennent bien l’impératif de productivité. Il faut entendre et résoudre leurs problèmes d’ergonomie, de pertes de temps. Et leur apporter des idées réalistes.
En un sens vous troquez cette variété factice d’activité contre de l’ergonomie, du temps passé en groupe de travail. Vous supprimez des pas inutiles et redonnez aux opérateurs la possibilité d’avoir un impact sur leur propre travail. Au-delà de la performance, cette implication est un levier négligé de la motivation et donc de la rétention.
NO : Vous parlez souvent, dans vos publications, de process. Vous semblez aller à contre-courant avec la pensée émergente comme quoi les process sont contradictoires avec la créativité et le bien-être au travail ?
YF : Je crois que l’on mélange tout lorsque l’on oppose créativité et process.
Les process sont l’équivalent pour les fonctions tertiaires et les cadres du poste de travail pour les opérateurs. Quand un opérateur n’est pas productif ou qu’il se plaint de son poste de travail, vous ne lui dîtes pas « tu as raison, fichons tout le poste de travail en l’air, tu n’as qu’à travailler comme tu veux et peu importe l’impact que cela aura sur tes collègues ». Vous allez plutôt venir sur le terrain, échanger avec l’opérateur, lui demander quels sont ses problèmes ressentis, le regarder travailler pour identifier les pertes de temps dont il n’a pas peut-être pas conscience. Et travailler à la réorganisation des postes.
Le problème des process ce n’est pas les process en eux-mêmes mais la manière dont on les subit au lieu de les retravailler.
NO : Alors, faut-il plus ou moins de process ?
YF : Pour moi, la question n’est pas là. Il ne faut pas se leurrer : même si vous n’avez pas défini un process officiel, il y aura forcément au moins un voire plusieurs process informels et concurrents pour faire le job. Avec tous les risques que cela entraine : sous-optimisation, allongement des délais et fonctionnement en silos cloisonnés.
Ce qu’il faut ce sont des process plus performants, retravaillés régulièrement de manière transverse. Ce qui est très intéressant, c’est que, lorsque vous créez ces sessions de travail en commun autour de processus structurants, les gens découvrent ce qui se passe réellement chez leurs collègues et mesurent l’impact de leur travail dans l’organisation. Et quiconque a participé à une séance de VSM bien conduite sait quel niveau de créativité cela permet et exige à la fois.
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