Nicolas Ollivier : Yannick, vous travaillez depuis des années dans l’industrie. Quel jugement portez-vous sur le secteur ?
Yannick Feillens : Après des années de dénigrement systématique, sinon systémique, de l’industrie, des usines et, surtout, des personnes qui y travaillent, les discours bougent. Les champs lexicaux évoluent positivement. Les usines d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec les images à la Germinal que véhicule l’imaginaire collectif.
Tout ce mouvement est une excellente nouvelle. Je suis par exemple heureux de constater l’émergence de tout un mouvement autour des start-ups industrielles porté par Eleonore Blondeau et le collectif des start-up industrielles.
NO : L’industrie a l’air de vous tenir à cœur ?
YF : L’industrie est un secteur important car c’est un des rares lieux permettant une capacité d’expression pour toutes les personnes qui y travaillent, pour peu qu’elles s’investissent et possèdent une certaine « débrouillardise ». Vous pouvez évoluer au sein d’une usine, y gravir les échelons et accéder à des fonctions d’encadrement sans un bac + 5. On ne va pas faire d’angélisme. Je recommande évidemment à toutes les personnes qui le peuvent de faire un maximum d’études. Mais force est de constater que l’ascenseur social fonctionne mieux dans l’industrie que dans beaucoup d’autres secteurs.
NO : Vous devez vous réjouir de la vague actuelle de réindustrialisation ?
YF : Il y a effectivement un moment industrie en France. Je me réjouis que l’industrie bashing cède un peu de terrain. Je serai heureux quand cette tendance que l’on sent dans les discours se traduira dans les chiffres. Car ce n’est pas encore le cas. D’une part le nombre de créations d’usine est à peine compensé par les fermetures. Et nombre de projets actuels ne verraient pas le jour sans les subventions massives de l’outil de production. Cela ne durera pas éternellement.
NO : Vous semblez pessimiste ?
YF : En réalité, le stock de main d’œuvre à bas coût dans le monde est colossal. Les pays asiatiques ont monté des industries performantes et développé des compétences au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Les économies asiatiques bénéficient d’échelles de production dont nous ne disposons plus. Les études que nous avons réalisées montrent qu’il existe tout un spectre d’établissements allant d’ateliers très manuels, très sommaires dont la seule force est le moindre coût de la main d’œuvre jusqu’à des usines automatisées avec des machines très performantes.
NO : Il est vrai que la Chine est le pays qui s’équipe le plus rapidement en robots…
YF : Ce n’est pas tout. Il faut avoir en tête que, sur certains métiers, nos ouvriers sont moins productifs et moins qualitatifs que leurs confrères ou consœurs asiatiques. Non pas par manque de volonté mais plutôt parce que nous avons perdu la compétence. Les entrepreneurs qui relocalisent doivent redécouvrir la manière de fabriquer, parfois même de concevoir des produits. Dans certains secteurs, nous avons délégué, au-delà de la production, la capacité à mettre au point les produits. Nous avons perdu les gestes, la capacité à organiser les postes de travail de manière adaptée.
NO : Que proposez-vous ?
YF : Un de mes clients qui relocalise m’indiquait qu’il lui manquait au moins 20% de performance coûts pour rentrer dans l’épure tarifaire acceptable par ses clients. Pour aller chercher des éléments de performance, nous avons dû identifier les sources de perte de temps, automatiser et même benchmarker les pratiques des pays low-costs en termes de geste de production.
NO : Les aides gouvernementales sont-elles une aide efficace ?
YF : Elles sont une aide bienvenue. Je suis heureux que l’Etat s’intéresse à nouveau à l’industrie. Mais je m’interroge. Les aides à l’investissement gonflent artificiellement la rentabilité des opérations. L’augmentation des prix de transport joue également. Le prix des containers a été multiplié par 3 depuis la COVID. Mais en réalité par 10 en 7 ans. Cela change indéniablement la donne. Mais ces facteurs sont-ils durables ?
L’automatisation est un élément clé de performance. Encore faut-il avoir les bons volumes pour amortir les investissements. Je vois souvent des robots qui ne tournent pas ou très peu dans les PME ou ETI industrielles alors que d’autres solutions étaient possibles pour réaliser les productions de manière efficace. Certains investissements capacitaires sont aussi réalisés alors que les machines déjà en places ne sont pas utilisées de manière optimale. C’est un gâchis de temps et d’argent évitable par des démarches de performance élémentaires et accessibles aussi bien aux start-up et PME industrielles qu’aux ETI.
Le rebond industriel ne sera pérenne que si nous avons l’obsession de la performance à tous les niveaux de l’entreprise. Et à cet égard, les économistes sont clairs : les écarts de productivité entre entreprises s’expliquent pour 30% par la qualité du management. Ce qui est encore plus intéressant c’est que la qualité du management explique à peu près à même hauteur l’écart de PIB entre pays.
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